INFOX#11 : « Après le CoViD-19 l’université n’existera plus : tout sera en ligne »

Mis en ligne le 6 avril 2020

Par Bilal Said

 

Au Liban, il y a un mois, aucun décret officiel du Ministère de l’éducation et de l’enseignement supérieur ne permettait de donner ses enseignements en ligne ou de reconnaitre un diplôme obtenu dans le cadre d’une formation à distance. Dans mon pays, l’infrastructure qui permet les communications internet est acceptable mais toujours considérée en cours de développement. Le débit sur le réseau DSL est de 2 à 5 MB/s, et le coût d’accès aux communications mobiles est parmi le plus élevé au monde (1.75 GB est à 19 USD au moment de l’écriture de ce texte).

Du jour au lendemain, étudiants et enseignants, nous voilà confinés dans nos domiciles. II est dès lors impossible de se rendre sur son lieu de travail et les classes sont désertes. Le ministre appelle alors à la poursuite des enseignements. Les cellules d’innovation pédagogique, les unités d’éducation et les services TICE des universités sont donc sollicités afin de proposer des solutions. Elles ne sont pas si nombreuses. Il va falloir mettre en place un enseignement et apprentissage à distance en utilisant les fonctionnalités d’Internet.

Cette décision génère alors un grand nombre d’interrogations quant à la manière de faire et aux conséquences d’une conversion brutale à la formation à distance :

Les enseignants s’interrogent sur les modalités d’enseignement à distance « comment préparer et délivrer mes cours en ligne ? », sur l’impact sur leur vie personnelle « comment gérer mon emploi du temps avec les enfants à la maison ? » ou sur le caractère privé de leurs enseignements « Est-ce que le monde entier pourra regarder mes capsules vidéo comme si tout un chacun pouvait librement accéder à ma salle de classe ? ».

Les administrations s’interrogent également : « comment comptabiliser les heures de cours des vacataires (malheureusement, majoritaires au Liban) et des enseignants à temps plein ? » ou « comment garantir une bonne qualité d’enseignement et une bonne expérience d’apprentissage ? ». (Mais cette question est-elle vraiment nouvelle par rapport à la situation antérieure qui prévalait lorsque les cours se déroulaient dans le huis-clos des salles de classes ?) « Comment convaincre les étudiants de payer leurs frais de scolarité ? », « Quelles solutions techniques, quelle plateforme privilégier ? », « Quid du droit d’auteur et de la propriété intellectuelle ? »

Les étudiants expriment également des inquiétudes : « Comment allons-nous comprendre le cours à distance alors que nous éprouvions des difficultés lorsque l’enseignant était en face de nous ? », « Comment serons-nous évalués ? », « Pourquoi ne nous laisserait-t-on pas passer cette période de confinement tranquillement en famille pour finalement nous délivrer exceptionnellement des diplômes dans cette situation exceptionnelle ? ».

Il est probable que de telles questions seraient restées sans objet si les étudiants, enseignants et personnel administratif avaient préalablement suivi, animé ou géré un cours complet en ligne sur l’une des plateformes d’apprentissage à distance comme EdX, Coursera ou Udacity. Mais tel n’est pas le cas. Apprendre, enseigner à distance, gérer une formation à distance est quelque chose de très nouveau pour la grande majorité d’entre nous.

Les premiers pas ont été difficiles, les résultats imparfaits mais ils répondaient à une nécessité : assurer la continuité éducative. La recette proposée est finalement très simple : (1) des ressources d’apprentissage converties au format électronique (diapositives PDF, documents écrits à la main scannés…) et mises à disposition des étudiants électroniquement (plateforme LMS, email, chat mobile…), (2) délivrance des enseignement par l’enseignant sous la forme de vidéos ou de diapositives sonorisées et (3) interactions avec les étudiants sous forme de séances de questions-réponses et de discussions (visioconférence, groupes chats mobile ou web, forums textuels…). L’université, via ses centres et unités concernées, a alors mis en place rapidement les solutions techniques, des guides en ligne et un dispositif de suivi pour que les enseignants puissent délivrer leur enseignement et mettre en place les évaluations.

Pour que cette mise en place se fasse dans les meilleurs délais, la plupart des universités libanaises ont fait le choix de plateformes et d’outils gratuits et ont mis en ligne des guides d’utilisation pour les enseignants et les étudiants (cf. webographie ci-jointe). Les solutions proposées se sont également inspirées de recettes existantes et déjà testées comme le guide préparé par des experts chinois en collaboration avec l’UNESCO [1], les premiers à avoir été touchés par la crise.

Depuis, les défis sont non seulement en voie d’être surmontés mais le grand potentiel de la formation à distance commence à être appréhendé. Il s’agit :

  • d’une transparence et d’une ouverture inédites : le contenu produit et délivré aux étudiants peut être mutualisé entre enseignants, consulté par les chefs de département et doyens pour un suivi plus approfondi. Il est visible par les parents, par d’autres étudiants, voire par le monde entier ;
  • une disponibilité des ressources pédagogiques pour un intervalle de temps plus large et selon des formats plus riches ;
  • une flexibilité quant aux contraintes personnelles : organisation des emplois du temps, de transports ;
  • une meilleure concentration pendant les cours asynchrones et un taux de participation élevé pendant les séances synchrones ;
  • un traçage des étudiants qui permet d’envisager un meilleur suivi.

Néanmoins, des insatisfactions subsistent. Elles sont liées à des interruptions de connexion durant les visioconférences, au coût de ces connexions, à des vidéos de qualité insuffisante ou trop longues, des évaluations pas très bien adaptées au contexte de la formation à distance. La liste est longue. Mais pouvait-il en être autrement en raison du niveau d’impréparation générale et de la rapidité de la conversion à la distance ?

La Chine a lancé la campagne « School’s Out, But Class’s On » qui a amené au plus grand événement d’enseignement et d’apprentissage en ligne : 270 millions d’étudiants et 20 millions d’enseignants se sont engagés dans cette expérience unique au monde jusqu’à ce jour [2]. Cet article relève que la maturité de l’infrastructure et des personnels, la capacité à répondre de manière rapide aux défis, ont joué un rôle important dans le succès de cette campagne. Néanmoins, il pointe également les lacunes et appelle à une meilleure intégration de la technologie en éducation, à mieux préparer les étudiants et les enseignants, et à mieux articuler et rendre complémentaires l’apprentissage à l’intérieur et à l’extérieur de l’université.

Ces questions devront être prises en compte aussi au sortir de la crise. Depuis longtemps, les chercheurs ont invité la société, et particulièrement les acteurs de l’enseignement supérieur, à se poser ces questions et à imaginer « L’Université Numérique » de demain. Ainsi, dans un ouvrage de 2018 [3], les auteurs insistaient sur le fait que les espaces d’apprentissages ne se limitent pas aux lieux physiques en classe et à l’intérieur du campus, mais s’étendent au-delà, sans frontières claires. Ils appelaient à investir les espaces virtuels et numériques que les étudiants d’aujourd’hui fréquentent. Considérer l’éducation comme un bien public et un élément clef du développement économique nous oblige à repenser nos curricula de façon à les rendre ouverts, distribués et démocratiques. Ceci pourra se réaliser si la question de la formation à distance est pensée.

Un jour, nous sortirons de cette crise, les libanais occuperont de nouveau les rues, s’embrasseront. Ils apprécieront de retourner à leur quotidien d’avant crise, les balades au grand air, le shopping sans masque. Je forme le vœu qu’ils n’oublieront pas trop vite les leçons apprises durant cette période de crise. J’espère qu’ils parviendront à opérer des changements sociaux, politiques et économiques. Pourra-t-on continuer à voir Beyrouth du haut du mont Liban, comme aujourd’hui, sans les nuages de la pollution ? Pourra-t-on réformer le système d’éducation et faire en sorte que les leçons apprises nous permettent de mieux intégrer les outils numériques dans nos pratiques d’enseignement et d’apprentissage ?  Saura-t-on mieux préparer les enseignants étudiants et personnels administratifs à des usages pertinents de ces outils ? Saura-t-on travailler avec les autorités et toute la société afin de mieux développer les infrastructures pour améliorer l’accessibilité des services qui permettront de mettre en œuvre les stratégies de l’université numérique du futur ?

Il y a en effet un risque que les leçons ne soient pas tirées, que l’université ne sache pas se réformer pour inventer le monde d’après la crise.

Bilal Said

Directeur du Centre Libanais d’Innovation Pédagogique (LCPI) Arts, Sciences and Technology University in Lebanon (AUL) Maître de Conférence en Informatique American University of Beirut (AUB) et l’Université Libanaise, Bilal.Said@aul.edu.lb

Bibliographie

 

[1] Huang, R. H., Liu, D. J., Tlili, A., Yang, J. F., & Wang, H. H. (2020) Handbook on Facilitating Flexible Learning During Educational Disruption: The Chinese Experience in Maintaining Undisrupted Learning in COVID-19 Outbreak. Smart Learning Institute of Beijing Normal University. Site internet

[2] Zhou, L., Li, F., Wu, S., & Zhou, M. (2020). “School’s Out, But Class’s On”, The Largest Online Education in the World Today: Taking China’s Practical Exploration During The COVID-19 Epidemic Prevention and Control as an Example. Best Evidence of Chinese Education, 4(2), 501–519. article en ligne

[3] Johnston, B., MacNeill, S., & Smyth, K. (2019). Conceptualising the digital university: The intersection of policy, pedagogy and practice. Springer.